mardi 6 mai 2014

Parlons caca

Je cherche à comprendre cette façon qu'ont les gens pleins d'eux-mêmes de tourner autour du pot sans jamais tomber dedans. Au nom de quoi évitent-ils d'aborder cet universel besoin de se vider un peu?


Poser la question, c'est évidemment y répondre : dans un effort communautairement convenu de distinction sociale, il s'agit de nier les traits qui nous rassemblent, nous les hommes (et les femmes, pour être complet et malhonnête).

"Non, je ne fais pas caca, non, je n'aime pas le football, non, je ne regarde pas la télévision, non, je n'emprunte pas les transports en commun, non, je ne mange pas de viande et non, je ne me lèverai pas le dimanche des élections. Comme tous les dimanches d'ailleurs. Parce que la vie m'ennuie."

Je me dis simplement qu'il doit bien y avoir un jour, un seul petit instant de lucidité douloureuse, où ceux-là observeront entre leurs cuisses avachies de n'avoir assez vécu les formes prodigieuses de l'unique offrande utile qu'ils puissent faire à la terre. Cette découverte honteuse mais, il faut l'espérer, augure de jours meilleurs, je me donne un mal fou à ne jamais avoir à la réaliser.

C'est aussi pour ça que je parle souvent de caca.

Toujours là?

Entre temps, j'ai perdu mon temps et volé le vôtre. Vous qui êtes encore ici à consumer ce qui vous reste de patience. Merci, mais tant pis. Vous ne trouverez entre vos mains qu'un tas de feuilles blanches, partiellement noircies des caractères identiques aux motifs des touches que je suis en train de frapper frénétiquement sans la moindre idée de ce qu'il adviendra de la suite de votre lecture. Désolé. L'essentiel est de vous tenir, encore et toujours, curieux de la possibilité du sens. C'est une expérience excitante de partager avec vous l'exploration de l'inconnu, l'écriture automatique qui révèle l'inconscience de mes rapports aux choses. Une expérience narcissique dont l'issue incertaine pourrait s'avérer cruelle. Déjà, si vous n'êtes plus avec moi, c'est la sanction de l'indifférence, la pire de toutes, que vous venez de m'opposer. Dieu merci, je ne suis pas là pour la recevoir, ni toi pour le voir. Tu n'existes pas.

Le calendrier bizarre

Aujourd'hui, c'est la chandeleur. De toute la journée, je n'ai pas mangé de crêpe et, à l'exception notable de celle de ma voiture, je n'ai pas non plus allumé une seule bougie. Ai-je pour autant raté quelque chose? Une occasion de plus d'être content?

Ceux qui suivent le calendrier des traditions bizarres sont-ils plus heureux que ceux qui, du matin jusqu'au soir, n'ont pas la moindre idée, un 6 janvier, de ce que peut bien foutre un âne en porcelaine dans une tarte à la frangipane, un 2 février de la valeur toute particulière d'une crêpe ou, un 1er avril, de ce qu'il faut penser à l'annonce de la fin des haricots.

Quoique, pour le 1er avril, celui qui ne sait pas que c'est le seul jour de l'année où Jackson est en vie (et noir à nouveau), ma mère est un homme ou le pape un musulman est soit un ermite, soit un extrême relativiste, soit... un con ou un journaliste.

vendredi 7 mars 2014

La minable matinée d'Emmanuelle


Ma participation au concours de nouvelles organisé par le site de rencontres Emmanuelles.fr (et malheureusement avorté)

Les consignes : entre 4.000 et 6.000 signes. Et le texte doit commencer par...

"Lundi, 8h45, Emmanuelle ne savait pas encore que l’amourde sa vie la trahirait de la sorte. Harry n'avait pourtant rien laissé voir de ses ennuis intérieurs. Tout au plus s’était-il plaint du repas de la veille. Peut-être aussi que son regard était d’un poil plus triste qu’en temps normal, mais rien qui puisse alarmer Emmanuelle au point d’imaginer un tel affront.

 

C'est que leur relation durait depuis plus de quatre ans, sans qu'Emmanuelle n'ait jamais eu à regretter un seul instant passé en sa compagnie. Il était doux et ses yeux disaient chaque jour un peu plus à quel point il l’aimait. Bien qu’elle ne fût que sa maîtresse, elle l'aimait aussi, et leur complicité avait coûté à Emmanuelle plus d'une soirée entre copines, ces moments pour respirer un peu. Il était toute sa vie... juste après son travail.

 

Elle s'était pourtant levée du bon pied, constatant à son passage devant la fenêtre du palier que le grand chêne du jardin revendiquait encore de belles couleurs en cette fin d'automne. Son patron l'attendait à 11 heures pour une réunion de première importance : il fallait organiser la soirée karaoké du département « comptabilité », fixée au lendemain. Comble de circonstance, il comptait sur elle, femme d’idées rompue tout entière à sa carrière et la culture de l’entreprise. Elle seule pouvait ranimer le cinquième étage, inconsolable depuis que la direction avait taillé dans le budget et l’effectif des « petits calculateurs », comme on les appelait dans le reste du bâtiment. Le défi, surtout, consistait à trouver la parade pour réunir un maximum de collaborateurs à l’exception impérieuse de Jean-Marie, le vieil aigri du fond, fonctionnaire dans les gênes, handicapé du bonheur et infoutu d'esquisser un sourire… Pas même lorsque l'exercice « incendie » avait écourté la journée de travail d'une bonne demi-heure un vendredi d’été. Quoiqu’il fut le premier à décamper.

 

Or, à la faveur d'une nuit solitaire, Emmanuelle avait cogité toute la nuit pour échafauder ce plan génial, heureux hasard de l'agenda : « Et si j'envoyais Jean-Marie à la conférence de l'Institut des Comptables professionnels des Flandres (ICPF) sur la nouvelle rubrique du bilan "Frais professionnels relatifs aux appareils personnels utilisés dans le cadre professionnel" ? » Elle savait qu'il aimerait, lui qui cachait mal sa fierté à chaque fois qu’il sortait sa tablette lors de ses interminables présentations. La conférence démarrait mardi midi - le lunch était offert - pour se terminer à 15 heures, sans obligation de retour au bureau. Il mordrait à coup sûr... Pour fêter la trouvaille, elle s’était même autorisé quelques caresses dans les poils roux de son minou, exceptionnellement autorisé à souiller les draps. Las, la fatigue l’emporta.

 

Ce matin-là, donc, ensommeillée mais satisfaite, Emmanuelle descendait les escaliers pour rallier la cuisine, depuis laquelle elle observerait le morne spectacle de la vallée périurbaine à travers la grande baie vitrée du séjour : une voiture mal garée, un nuage en forme de phallus ou un oiseau curieux venu apprécier la qualité des graines bon marché qu'Emmanuelle s'efforçait de disposer chaque semaine sur la terrasse. Que ne ferait-elle pas pour satisfaire les passions de son très cher Harry ?

 

Elle se réjouissait déjà de l’accueil royal qu’il lui ferait, comme à chaque fois. Elle savait bien qu'il couchait ailleurs, qu’une autre qu’elle continuait de profiter de son corps. Mais l’autre avait-elle seulement droit aux morsures amoureuses,aux coups de griffes enflammés ? Emmanuelle en doutait. Au moins pouvait-elle se réjouir que chaque matin, c’était chez elle qu’Harry venait pour le petit-déjeuner et s'affairait dans la cuisine entre le frigo et le plan de travail pour satisfaire ses envies qu’il comprenait trop bien. Elle savait qu'il était sien, alors elle ne disait rien. Sauf cette fois où il était revenu imprégné du parfum de l’autre. Ce jour-là, c'est vrai, elle s'était juré de lui couper les parties.

 

Mais alors que la machine en plastique ronronnait à mesure que coulait son café néerlandais, Emmanuelle releva que la porte vitrée qui donnait sur le jardin était restée fermée toute la nuit. Elle qui ne manquait jamais de la laisser ouverte avant d'aller se coucher. Évidemment, elle ne s'ouvrait que de l'intérieur et il lui semblait délicat, vu les circonstances, de confier le double des clés à celui qui ne partageait qu'un morceau de sa vie. Elle s'avança doucement vers la baie, comme pour mieux constater sa négligence. Et tandis qu'elle s'avançait, une odeur familière lui parvint aux narines. Une odeur infâme et fétide qui ne pouvait la tromper beaucoup plus longtemps.

 

Au pied de la vitre, un étron long d'une coudée égyptienne s'étalait insolent, orange et brun, sur le tapis de convenance. Enfermé toute la nuit, lourd d’une douloureuse indigestion et incapable de se retenir plus longtemps, Harry, chat rouquin,raisonnable et pragmatique, avait fini par trancher : « ce sera le paillasson ».